Jean-François Clément : Nawal Sekkat

À propos de la peinture de Nawal Sekkat, on peut formuler une hypothèse, au moins provisoirement. L’abstraction est bien plus figurative que la figuration. Elle permet de dire clairement, voire crûment, ce que la figuration ne permet pas d’exprimer, le sujet représenté ayant toujours les yeux clos. C’est donc l’abstraction qui permet, pour la première fois d’ouvrir les yeux et de dire enfin, sans choquer, ce que l’on souhaite faire savoir. L’abstraction onirique est libératrice des secrets. Elle les fait voir à tous et cela sans aucun fard. En rendant le réel invisible, elle le rend parfaitement évident. Comme chez Mohamed Hamidi, les formes abstraites peuvent cacher un corps absent, voire des formes sexuelles en partie oubliées. L’inacceptable se dissout alors dans ce qui devient montrable, des surfaces ondulantes porteuses de formes plus fortes de très petites tailles. Du moins est-ce là l’apparence.

Cette hypothèse semble fondamentale pour comprendre l’histoire de l’art au Maroc. Car cette règle a fonctionné avant l’apparition de la peinture de chevalet dans ce pays et elle continue à être présente. En clair, l’abstraction n’a aucun fondement religieux et son sens est l’inverse de celui qu’elle a en Occident. Elle n’est en rien une révolte contre les formes académiques antérieures. On n’est pas dans le géométrisme réactionnel à la Malevitch. On n’est pas non plus dans le géométrisme, qui tend parfois vers le floralisme, de l’art islamique ancien. On est en face d’une abstraction lyrique, créatrice d’émotions parce que réceptacle d’affects antérieurs. Les surfaces ondulées pourraient renvoyer à des dermes, à des corps en impuissance, des corps qui ont été, plus qu’à des corps en puissance qui auraient à être. Mais utiliser cette abstraction lyrique peut être compris comme un moyen de contourner la honte, la possibilité de choquer qui demeure au cœur de tout discours trop explicite, comme un moyen d’échapper à tous les dangers. L’abstraction onirique est alors une ruse de la conscience claire, de la raison qui souhaite raisonnablement se faire reconnaître sans se donner à voir.

On peut ainsi essayer d’aller plus loin pour comprendre le sens de cette peinture. Peut-on le faire dès lors que, selon le peintre lui-même, « chaque peinture cache un secret » ? C’est clairement une incitation à aller au-delà des apparences, à tenter de faire sens. Ce point de vue n’est pas partagé par tous. Certains pensent, en effet, qu’il faut laisser à cette création son mystère. D’autres signalent que ces toiles leur parlent et leur confient des messages sans dire de quels messages très précisément il s’agit. Ce sont là des attitudes possibles, mais l’on peut aussi au moins tenter de poser des questions.

Celles-ci peuvent au moins porter sur les formes et les couleurs. Ainsi beaucoup d’observateurs ne voient qu’un travail de dégradé et de créations de volumes. Vision géométrisante de cette création où s’opposent verticales et obliques, ondulations et déchirures, surfaces floues et franches éraillures. On pourrait se limiter à cette lecture spatialisante. Autre piste : ne prendre en compte que les contrastes du chromatisme, éventuellement s’intéresser seulement aux jeux de lumière en se demandant si c’est le blanc ou les autres couleurs qui la produisent. Mais de quelle lumière s’agit-il ? D’une lumière externe comme celle du soleil, peut-être même entend-t-on dire du soleil marocain ou s’agit-il d’une lumière intérieure ? Ne serait-il pas alors question d’un voyage entre la terre et le ciel, l’immanence et la transcendance, ce qui donnerait un sens spirituel à cette peinture ? Ces œuvres ont-elles, dans ce cas, une dimension métaphysique indépendante du genre de celle qui les produit ?

Mais on peut aussi lire en tenant compte des détails. Avant même l’apparition du métal sur les toiles, feuilles de cuivre ou feuilles d’or, il y a la présence d’un rouge vif. Ceux qui perçoivent cet élément le lisent parfois comme s’agissant de flammes. D’autres, tout particulièrement des femmes, y voient du sang. Ce sont des pistes très différentes.

S’agit-il, dans ce cas, de présenter la féminité en général ? La femme marocaine en particulier ? Ou une femme en particulier qui pourrait bien n’être pas le peintre lui-même, mais celle qui lui a fait part de ses expériences de vie ? Le lien avec le genre est très fort, mais il est difficile de préciser sa nature. Par ailleurs, de quel imaginaire est-il question ? Et surtout de quel corps, car il peut être réel, idéal, imaginaire ou imaginal ? On n’avait pas de doute pour la période figurative, mais on est maintenant, comme chez Miloud ou chez Abou Ali, dans un entre-deux qui n’est ni de la figuration ni de l’abstraction, même si on penche très nettement du côté de l’abstraction. Si chez Miloud, la figuration est à la limite de l’abstraction, ici, c’est l’inverse, l’abstrait est à la limite de la figuration. On devine le derme sous les ondulations des paysages, de leurs ridules ou de leurs plissements.

Toutefois ce qui pourrait paraître être des seins, voire l’origine du monde, pose quelques questions. Le figural n’a plus aucun rapport mimétique avec le réel, ce qui ne signifie nullement qu’il n’y ait plus de relations. Chez Miloud, on devine des scènes de parturition. Ici, on ne peut avoir de certitude. Sinon que l’abstraction est très certainement un leurre. Elle est moyen, comme chez Rachidi, de faire passer des émotions. Peut-être est-elle tout simplement le moyen d’occulter une forme de tragique. On aurait alors le choix, pour parler de cette œuvre, d’utiliser soit l’expression plus générale d’abstraction lyrique, soit une autre expression, plus particulière, d’abstraction tragique.

Nawal Sekkat est connue aussi pour avoir fédéré les efforts de plusieurs peintres marocains en créant en 2006 Ambre Maroc. Cette conjugaison d’efforts, par-delà même les frontières permet à divers plasticiens d’obtenir des expositions au Maroc même, mais aussi en dehors de ce pays, là où Ambre International a des filiales. Elle est aujourd’hui vice-présidente de cette association.

Elle a aussi, en tant que membre d’Ambre, une action sociale. Les plasticiens marocains ont, en effet, fait éditer un livre de coloriage qui est donné à des enfants en cours de soins dans divers hôpitaux d’Essaouira ou de Casablanca.

Jean-François Clément