Plusieurs changements ont eut lieu récemment dans la vie de la créatrice Nawal Sekkat. Le moins important, même s’il est très symbolique, est le transfert à Casablanca de l’atelier à proximité du boulevard Ghandi. Nawal Sekkat s’y est installée, il y a cinq mois, en mars 2012. Elle dispose désormais d’un nouvel espace conçu de manière fonctionnelle pour permettre la production de nouvelles œuvres. Elle pourra également y recevoir les professionnels intéressés par son travail ainsi que les collectionneurs. C’est que ce travail évolue rapidement, non pas tellement dans ce que l’artiste a à dire, dans son expression plastique ou la construction globale de l’espace, que dans la manière par laquelle elle s’exprime. L’expression est ainsi la même, c’est la technique qui change. Ce qui justifie la préparation du premier véritable catalogue de l’œuvre afin que ces changements deviennent parfaitement visibles.
Dès les débuts de Nawal Sekkat, et plus particulièrement à partir de 2006, une vingtaine de personnes ont cru en la valeur de l’œuvre, décelant précocement un véritable potentiel. À commencer par Omar Bouragba. Et ces personnes continuent à faire confiance à cette artiste. D’autres se sont ajoutées depuis. Ainsi, Saad Ben Seffaj, l’artiste renommé de Tétouan, a été, à son tour, intéressé par ce qui apparaît actuellement avec la maîtrise de nouveaux moyens d’expression.
Il est vrai que pour Nawal Sekkat, il existe un intense plaisir de faire des recherches, y compris durant la nuit, dans son nouvel atelier. Elle y passe des moments exceptionnels à expérimenter des procédés inhabituels au Maroc. C’est ainsi qu’elle découvre des réactions nouvelles entre divers produits, ce qui permet d’imaginer des procédés insolites. Nawal Sekkat a toujours aimé évoluer, explorer d’autres moyens ou aller vers d’autres horizons. Et cela se comprend.
L’artiste n’a pas été formatée par une école des Beaux-Arts qui, aujourd’hui, apprennent surtout des techniques qui vont, chez la plupart des élèves, devenir comme naturelles, tellement évidentes qu’on ne les remettra pas en cause. Les élèves maîtrisent ainsi presque totalement ce qui se passe. Et il leur reste surtout à trouver des thèmes originaux. Ce n’est nullement le cas de Nawal Sekkat. Son école ne fit ni l’Institut des Beaux-Arts de Tétouan, ni l’école de Casablanca.
Après sa première formation dans une école d’arts plastiques de Casablanca, elle fréquenta un ancien élève des Beaux-Arts de Paris, Michel Hergibo, et c’est auprès de lui qu’elle a tout appris. Cet artiste, qui a aujourd’hui 64 ans, vit aujourd’hui, depuis 1996, à Toulon, au contact de l’air vivifiant de la Méditerranée, fasciné tant par Delacroix que par Balthus. Il avait rencontré jadis Pablo Picasso, car les meilleurs éléments de l’École des Beaux-Arts pouvaient rencontrer des artistes qui habituellement étaient très difficiles d’accès. Il avait alors pris ses carnets de croquis pour les montrer à Pablo Picasso. Ce dernier les a regardés avec son regard habituel qui pouvait sembler très dur. Puis il est parti chercher quelque chose dans son atelier et il en est sorti avec un crâne de bœuf. Et il a demandé au jeune étudiant de le dessiner, ce qu’il fera pendant assez longtemps.
Quand Michel Hergibo est rentré dans son atelier, très étonné par cette rencontre, il a commencé par regarder ce crâne pendant trois ou quatre jours. Il savait que Pablo Picasso s’était fait photographier par Dora Maar en 1937 en tenant sur son visage ce crâne. Il l’avait aussi dessiné sous tous les angles en le faisant tourner sous ses yeux, tout particulièrement au cours de l’année 1942. Léguer ce crâne à un très jeune peintre n’était pas sans signification. Cette rencontre a validé, aux yeux du jeune étudiant, son niveau et cela lui a donné une entière confiance en lui-même ainsi qu’une très forte énergie.
Au cours de ces dernières années, Michel Hergibo a confié à Nawal Sekkat de nombreux secrets de peintre qui ne se transmettent qu’oralement. Et il lui a dit ce qu’il lui léguait ainsi, elle devra le remettre à son tour à d’autres peintres selon une des modalités non écrite de la transmission entre maître et disciple qui accompagna l’histoire de l’art. Et Michel Hergibo ajouta qu’il avait cherché la personne en qui il pouvait avoir confiance confiance pour une telle transmission.
À ces détails, on pouvait savoir qu’on était en présence d’un vrai maître. D’autant plus que Michel Hergibo ajouta qu’un vrai maître a besoin que son élève le dépasse. Ce fut cet homme qui encouragea Nawal Sekkat à se lancer dans des recherches visant à maîtriser de nouvelles techniques. Et, pour l’encourager, il lui dira qu’elle est plus vivante que sa technique. Et il continue encore aujourd’hui à suivre de très près les expérimentations en cours.
Après une première décennie d’explorations diverses, Nawal Sekkat va se concentrer plus particulièrement sur deux techniques. La première est assez classique puisqu’elle concerne l’usage de la feuille de cuivre, la seconde, l’émulsion, est nouvelle au Maroc même si Pierre Restany lui consacra un article dès 1977 et si plusieurs peintres contemporains, comme Philippe Thomarel, l’utilisent.
Ces deux techniques évoluent actuellement en parallèle. Nawal Sekkat commença à travailler avec des feuilles de cuivre dès 2007 avec un ensemble d’œuvres nommées « transcendance ». En effet, la feuille de cuivre dont le résultat est une apparence dorée donne une dimension iconique à l’image et induit donc une sacralisation de celle-ci.
Avec le choix de la seconde technique, qui commence à être expérimentée à partir de 2008, l’accent est mis sur un moyen dont la maîtrise demande plus de temps.
En effet, il faut connaître et anticiper les réactions des éléments mis en œuvre. Par exemple, une émulsion ne peut pas se faire sur un fond créé avec de l’acrylique puisqu’une perte d’adhérence en résulterait peu à peu. Les premiers tableaux de Nawal Sekkat utilisant des émulsions ont été réalisés pour une exposition qui eut lieu à Tanger dans la galerie Linéart en 2008. Ils ont été immédiatement vendus. D’autres ont été réalisés, par la suite, pour l’exposition du musée de Draguignan. Depuis, cette technique a peu à peu évolué en fonction des essais multiples réalisés par Nawal Sekkat.
La peinture par émulsion consiste à créer soi-même un produit que l’on mettra sur un support, papier ou toile le plus souvent. Les molécules, pigments ou médiums, présentes sont initialement en suspension dans une solution plus ou moins diluée alors que les peintures classiques utilisent des molécules apolaires ou des liants qui empêcheront, dans la mesure du possible, toute dispersion. C’est l’inverse qui est recherché ici. Les molécules présentes dans la solution diluée vont se déplacer très lentement, parfois pendant plusieurs journées, pour s’assembler par condensation lors du séchage . On verra donc apparaître peu à peu, sans que le peintre ait à agir, ce qui est capital, des macromolécules enserrant les pigments, par exemple le long des fibres de résines si l’on utilise ce médium. Ces déplacements se nomment le mouillage et ils sont dus à la plus ou moins forte polarité, aux charges électriques positives ou négatives présentes dans certaines molécules de pigments ou de solvants. Il apparaît alors des champs dipolaires faibles ou forts qui évolueront différemment . Ce que l’on recherche est un effet esthétique résultant d’une dispersion relativement aléatoire des pigments.
Ce type de peinture qui ne fait intervenir le créateur qu’au moment initial de la création et qui laisse ensuite l’œuvre se créer elle-même est exactement ce que les anciens théologiens appelaient une œuvre autopoïétique, c’est-à-dire une œuvre qui se crée elle-même. Or si la critique de l’image se concentre sur le « créateur » humain incapable de donner une âme aux figures imitatives qu’il propose, il est très simple de balayer ces objections avec des images, par exemple une ombre, plus récemment une photographie, qui se créent elles-mêmes sans intervention de l’homme. On pourrait aussi contourner l’éventuel interdit, imaginé tardivement dans l’histoire de l’islam, aux IX et Xe siècles, en choisissant de faire une peinture non figurative ou, plus radicalement en supprimant tout créateur humain réalisant progressivement dans le temps une image.
Nawal Sekkat s’est donc lancée dans un grand nombre d’expérimentations pour faire interagir, avec des angles de contact plus ou moins élevés, dans ce qui s’appelle des mouillages, les liquides et des solides. Ce qui permet à cette artiste de maîtriser cette technique de l’émulsion et donc de produire des effets esthétiques, c’est une connaissance empirique du dosage des pigments et des médiums, des solides et des liquides. Cela s’acquiert soit par une connaissance physique des dipôles créés, soit, plus simplement, par l’expérience. Nawal Sekkat sait maintenant exactement comment il faut faire pour obtenir tel ou tel effet.
Elle minimise donc en permanence la part de hasard dans la production finale de l’œuvre. Mais elle constate aussi qu’elle ne la maîtrisera jamais totalement. Il restera toujours une part d’aléatoire. C’est exactement comme la vie. On y opère les grands choix, mais on n’a pas le contrôle total des détails. Quand Nawal Sekkat pose ses produits sur un support, elle se trouve dans une situation analogue à celle qui existe dans un laboratoire, les calculs et la mathématisation des phénomènes en moins.
Dans la résidence d’artistes d’Ifitry, en mai 2012, ce fut une nouvelle expérimentation qui commença. Il s’agissait toujours de favoriser la naissance d’une œuvre en fonction de ce que l’artiste veut exprimer. Mais l’observation montre que les questions théoriques sont plus complexes dès qu’on passe à la réalisation. Une toile n’est, en effet, mais lisse. On peut y trouver des molécules apportées par l’air de l’endroit où l’on se trouve. Les pigments, polaires ou non, vont donc interagir de manière parfois étonnante. On peut utiliser l’eau et l’huile, mais on constate immédiatement qu’on ne peut pas utiliser un pigment polaire dans l’huile ou un pigment apolaire dans l’eau, à moins d’utiliser des produits tensioactifs, polaires d’un côté et apolaires de l’autre, qui vont prendre en charge les conflits d’énergie de surface. Acquérir cette maîtrise, c’est permettre aux couleurs de s’écarter les unes par rapport aux autres en certains endroits et de fusionner en d’autres lieux de l’œuvre.
Nawal Sekkat fait remarquer que certains artistes font couler des couleurs préfabriquées sur leurs toiles, ce qui donne un effet esthétique devenu aujourd’hui un tic chez beaucoup. Ce n’est pas du tout son propos. En apparence, Nawal Sekkat met effectivement en relation des liquides qu’elle a fabriqués, mais l’important est dans les pigments non solubles utilisés. Historiquement, on en a facilité l’étalement avec de l’eau, de l’huile, de la cire ou de l’œuf dans la peinture à la tempera. On créait ainsi des peintures plus ou moins saturées et plus ou moins stables.
Dans le cas présent, Nawal Sekkat a rapport avec la texture et c’est cela qui donne des effets en se rétractant ou en s’étalant. Ce n’est donc pas la couleur qui importe en premier, mais des forces d’interaction à l’intérieur du fluide posé sur la toile et entre les molécules de la toile et le fluide. C’est la raison pour laquelle la gamme de couleurs utilisée désormais par Nawal Sekkat est limitée. Ses derniers tableaux utilisent des couleurs de henné. Car cette couleur plaît à l’artiste et elle la fait fusionner avec deux autres couleurs. Certes, cet aspect est important, mais il demeure secondaire car l’artiste est, en permanence, attentive au coefficient d’étalement des liquides utilisés et aux interactions en cours.
On peut donc affirmer que Nawal Sekkat est plus matiériste que coloriste. Et cet effet, en fonction des résultats de la fusion ou de la réaction chimique entre les produits dus aux équilibres entre tensions superficielles de fluides et énergies de surface des solides, on peut anticiper des contrastes, des évolutions possibles, allant vers la fluidité ou, à l’inverse, vers quelque chose de plus dur, qui sera perçu comme étant plus compact et plus rigide. Nawal Sekkat commence donc par esquisser une composition première. Elle place alors la matière dans tel ou tel endroit pour exprimer ce qu’elle aura à dire en fonction de ce qui donnera des impressions finales de fluidité ou d’opacité.
Dans une série récente de tableaux noirs, il fallait un passage entre la gauche et la droite de l’œuvre avec des effets de fluidité présents dans des figures qui se confondaient avec le fond. Nawal Sekkat a donc opté pour une transparence entre fond et figure. Par ailleurs, pour ce qui est de l’étalement des pigments et des liants, l’artiste savait où il fallait que cela s’arrête. Et c’est là où son expérience est capitale. Elle anticipe désormais en fonction du temps de séchage où le processus d’étalement s’arrêtera. Elle sait que sous le soleil, cela s’arrête assez rapidement, mais le soleil change aussi la matière et les couleurs s’étalent plus rapidement avant de sécher. C’est alors l’apprentissage de la complexité puisque Nawal Sekkat doit jouer avec le vent, il lui arrive souvent d’utiliser un séchoir, la température, l’humidité de l’air, la propreté des lieux, ce qui lui permet d’orienter ainsi les effets.
« Je sens que j’apporte quelque chose de nouveau », aime à dire aujourd’hui Nawal Sekkat. Et effectivement, on peut dire que le travail actuel de Nawal Sekkat diffère de ce que l’on voit habituellement au Maroc. On a rappelé une des causes de cette recherche chez une artiste qui n’a pas été formatée par les deux écoles d’art de ce pays. Elle a eu un maître européen qui se rattache directement à Picasso, mais aussi à Balthus et à Delacroix. Mais ce n’est là qu’une des causes puisque la recherche en cours pourrait aussi se comprendre dans le développement interne des cultures musulmanes. Mais le plus important ne se trouve certainement pas dans ces considérations d’apparence seulement technique. Certes, on voit apparaître des œuvres de belle qualité artistiques avec des continuités chromatiques impossibles à obtenir avec l’huile ou l’acrylique dans leurs usages courants. Cette technique permet des fusions de textures et cela, en particulier, dans une même couleur. Il n’y a pas quelque chose qui est posé par le peintre sur la toile et qui s’oppose à ce qui est mis ailleurs ou à ce qui était apparu auparavant. Nawal Sekkat garde donc ses contrastes et ses oppositions chromatiques, même si cela se fait de manière plus discrète ou plus poétique. Et d’ailleurs aussi bien des collectionneurs importants que des musées comme ceux de Draguignan ou de Novi Ligure, près de Turin, ne s’y sont pas trompés. Mais on pourrait se demander, en comparant les œuvres actuelles à celles qui sont plus anciennes, si l’accent mis sur les moyens n’a pas justement comme objectif de ne pas faire s’interroger sur ce que l’artiste considère comme étant ce qu’elle a à dire. Là est peut-être l’essentiel. Et il faudra bien y venir.